Les Cahiers d’analyse inédits

Les Cahiers d’analyse inédits de Claude Helffer (1922-2004)
L’analyse pour l’interprétation

Maria-Paz Santibanez

Claude Helffer a traversé les anciennes frontières et les océans pour transmettre sa passion et ses connaissances ici et ailleurs. Partout et pour tous ceux qui ont eu la joie de travailler avec lui, l’expérience a été marquante. Sa disparition en 2004 a laissé sans suite l’une des sources les plus complètes pour apprendre et assimiler, par un travail approfondi et rigoureux, les répertoires nouveaux, ainsi que ceux du passé. Claude Helffer a su « ouvrir » les oreilles tant des divers publics curieux de musique classique et de musique nouvelle, que des interprètes et compositeurs, contribuant aussi à élargir la pratique pianistique et à développer la musicalité et l’originalité de ces derniers. Il a été l’interprète privilégié des compositeurs de l’après-guerre jusqu’au xxie siècle, et a su défendre leur musique aux côtés de celle des siècles passés. Il a eu à coeur de donner des interprétations précises et précieuses, comme de servir les compositeurs avec une extrême fidélité aux partitions. Les noms toujours rappelés à ses côtés sont ceux de Boulez, Boucourechliev, Xenakis, pour n’en citer que quelques-uns.

Sur les rapports entre mémoire, patrimoine et création, le pianiste Claude Helffer n’hésitait pas à mentionner, entre autres exemples, qu’il n’y aurait pas de Boulez sans Debussy ni de Boucourechliev sans Beethoven. Cet article est naturellement à mettre en relation avec le projet de sauvegarde de la pensée et de l’expérience de Claude Helffer, qui font partie de la mémoire et du patrimoine culturel de la France, de l’Europe et de l’humanité musicienne.

Les 25 cahiers manuscrits

Parallèlement à sa carrière d’interprète, le souci permanent de Claude Helffer était celui du pédagogue. La préoccupation de ses étudiants fut d’abord de trouver une place pour travailler avec lui, puisque sa démarche était unique : dans ses cours, il donnait des conseils de travail, il abordait des problèmes de texte (fautes, éditions), il se référait aux sources, il présentait des analyses claires et détaillées, il abordait le contexte des œuvres, il se référait à son contact direct avec les compositeurs, il avait l’expérience d’avoir créé un grand nombre d’œuvres, il connaissait un répertoire inconnu ou méconnu presque partout ailleurs.

Des musiciens, qui venaient nombreux aux cours donnés chez lui ou aux académies d’été, telles que celles du Mozarteum de Salzbourg, de l’Académie de Villecroze en France, des Jeunesses musicales du Canada ou du Centre Acanthes à l’époque à Avignon, témoignent du besoin de ne pas laisser sans suite son activité et de sauvegarder sa pensée, sa démarche et ses travaux consignés dans des archives manuscrites pendant plus de quarante ans.

Claude Helffer souhaitait  partager son expérience, ce qui l’a poussé à proposer des cours en séances collectives chez lui. « Les classiques du xxe » y ont ainsi eu lieu pendant vingt-sept ans. L’un des plus fidèles élèves de ces cours donnés par Claude Helffer, le premier mardi de chaque mois, fut Hubert Guillard, pianiste et professeur de piano au CNR d’Aubervilliers et au Pôle Supérieur 93 de Paris Ile de France. Claude Helffer lui a légué ses 25 cahiers manuscrits, lesquels lui ont été remis par Mireille Helffer[1], avec la note laissée par Claude Helffer à ce propos.

L’aimable collaboration d’Hubert Guillard, ainsi que celle de Mme Mireille Helffer, m’ont permis de prendre connaissance de ces 25 cahiers. Par la suite, j’ai numéroté ces précieux manuscrits et j’ai élaboré un bref résumé du contenu de chacun des cahiers : interprétation, pédagogie, analyse, texte, contexte, contextualisation, correspondance, souvenirs, conseils de travail, conseils pour l’exécution, font partie de quelques-uns des aspects abordés dans ses archives. C’est avec maints détails qu’il décrit le souci de l’interprète dans ses archives ; ces dernières sont complétées par ses annotations dans ses partitions, lesquelles ont été données par Mme Helffer à la Médiathèque Gustav Mahler (Fonds Claude Helffer).

Cette expérience unique est déjà reflétée dans ses Quinze analyses musicales de J. S. Bach à Ph. Manoury[2], ainsi que dans ses entretiens avec Philippe Albèra[3] et, dans le tout dernier livre, paru après sa mort, La musique sur le bout des doigts : entretiens avec Bruno Serrou[4]. Les 25 cahiers manuscrits de Claude Helffer témoignent d’une vie de travail, de recherche, d’enseignement, d’interprétation. Ils reflètent les contacts privilégiés que Claude Helffer a eus avec les compositeurs, les élèves, les autres interprètes et les éditeurs.

Le souhait de Claude Helffer, exprimé à propos de ses archives, était de les rendre publiables et on trouve dans sa tonalité d’écriture les destinataires directs de son travail : ses élèves, ses collègues, les musicologues, les musiciens en général.

Dans l’introduction à son ouvrage Quinze analyses musicales, Claude Helffer s’adresse aux étudiants : des interprètes en formation auxquels il veut donner des « pistes » pour le travail et la compréhension des œuvres étudiées. Il le dit clairement : « […] je ne parlerai de la construction que si son étude est indispensable pour l’équilibre des parties, ou encore pour éviter que l’étudiant ne se perde dans une terre nouvelle et inconnue : je lui proposerai une sorte de carte géographique qui permette de se retrouver sur un terrain qui semble encore mouvant »[5].  La question de l’analyse utile à l’interprétation – et non pas l’inverse – est un élément du discours de Claude Helffer à retenir dans toute référence à ses écrits et à sa démarche. Le rapport de méticulosité qu’il avait avec la notation musicale[6] et l’idée toujours présente de l’œuvre au moment de son interprétation seront les piliers de son enseignement et de sa propre interprétation : soyez convaincant : jouez chaque œuvre comme s’il s’agissait d’un chef-d’œuvre,  ne perdez jamais la capacité de vous émerveiller.  De la même façon, il exigera de lui-même et de ses élèves une compréhension profonde des composantes de l’œuvre, et conseillera également de jouer par cœur afin de « s’approprier » l’œuvre et de se rappeler que la musique n’est pas ce papier plein de signes, mais ce qui est rendu sonore. Pour ce qui est de la technique pianistique chez Helffer, les éléments à retenir répondront aux besoins de chaque œuvre : s’il le faut, il convient de posséder une excellente digitalité ; s’il le faut, il faut être très tendu ou très souple ; s’il le faut, ne pas avoir dix doigts pour jouer mais quinze, et jouer comme si cela était vrai. Tout est demandé par le compositeur qui n’a pas écrit sans savoir ce qu’il veut. Et surtout, il faut être convaincant. Comme l’indique Heinrich Neuhaus dans son magnifique ouvrage L’art du piano, à propos de la technique : « plus le but apparaît clairement (contenu, musique, perfection de l’exécution) plus le moyen de l’atteindre s’impose de lui même[…]. Le   « quoi » détermine le « comment  » bien que le « comment »  conditionne le « quoi « . Il s’agit d’une loi dialectique »[7].

Les cours de Claude Helffer, des cours « d’interprétation » (il le signalait à chaque fois), visaient toujours le cercle des rapports compositeur-interprète-auditeur. L’interprétation est la situation privilégiée dans ses cours, et la phrase qui enchaîne chaque introduction à une œuvre jouée par l’un des élèves lors de séances de travail chez lui est claire : maintenant on oublie tout et on joue, voir si « ça » tient debout.  Si c’est lui même qui donne un cours-conférence, la musique qu’il interprète sera le premier contact avec ses auditeurs.

L’œuvre existe dans un temps qui se développe, lequel commence avec le compositeur et reste à vie dans la matérialité de l’écriture, dans la partition écrite.  L’interprète donnera à la partition une vie parmi les vies possibles qu’elle porte dans son devenir dans le temps. Cette possibilité de vie, donnée par l’interprète, est donnée à la partition depuis l’être humain qui est ce musicien interprète. L’enseignement et l’expérience d’interprète de Claude Helffer visent cette sorte d’ « appropriation » de la partition, laquelle doit pour de vrai être assimilée, incorporée, appropriée par son interprète qui deviendra donc, temporairement, le « propriétaire » de l’œuvre. L’œuvre est l’œuvre, l’interprète est lui-même, et il est l’œuvre et l’œuvre est lui. L’œuvre possède l’interprète et l’interprète possède l’œuvre. Ils se portent mutuellement. Chacun s’est approprié l’autre. Claude Helffer nous rappelle dans sa démarche l’importance de la valeur artisanale du travail de l’interprète : un musicien plus complet et plus complexe, capable de s’approprier l’œuvre en profondeur tout en respectant, dès le premier rapport avec la partition, son rôle de médiateur entre le compositeur et le public.

Publier « Les Cahiers d’analyse inédits » de Claude Helffer, permettrait de rendre au plus près la signification des termes et des outils proposés par  Claude Helffer, dans l’intention de retrouver, dans sa démarche de pédagogue et d’interprète, les clefs profondes de sa motivation issue d’une expérience contemporaine au service de l’acte de l’interprétation musicale.

 


[1]    Veuve de Claude Helffer.

[2]    Genève, Contrechamps, 2000.

[3]    Genève, Contrechamps, 1995.

[4]    Paris, Michel de Maule, 2005.

[5]    Claude Helffer, Quinze analyses musicales, Genève, Contrechamps, 2000, p. 7.

[6]   Un type d’accent ou un type d’articulation écrite auront chez Helffer un seul chemin d’interprétation selon le compositeur qui s’est servi de ces signes.

[7]    Heinrich NEUHAUS, L’art du piano, traduit du russe par Olga Pavlov et Paul Kalinine, Paris, Gallimard, 1985, p. 148