Période après guerre,1944-1954

Article publié chez VRIN

De la Libération au Domaine musical Dix ans de musique en France (1944-1954) Laurent Feneyrou et Alain Poirier (dir.)

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Claude Helffer (18 juin 1922- 27 octobre 2004)

1944 – 1954

Les années concernées par cet article comportent les débuts de carrière et les premières rencontres qui ont marqué Claude Helffer, le pianiste, pédagogue et chercheur infatigable.

Avant de me pencher sur cette période, je tiens à rappeler que nous nous référons à un musicien d’exception. Au long de sa vie, Claude Helffer (CH) a su « ouvrir » les oreilles tant des divers publics curieux de musique classique et de musique nouvelle, que des interprètes et compositeurs, contribuant ainsi à élargir la pratique pianistique et à développer la musicalité et l’originalité des uns et des autres. Il a été l’interprète privilégié des compositeurs de l’après-guerre jusqu’au xxie siècle, et a su défendre leur musique aux côtés de celle des siècles passés. Il a eu à cœur de donner des interprétations précises et précieuses, comme de servir les compositeurs avec une extrême fidélité aux partitions. Parmi ceux-ci reviennent le plus fréquemment les noms de Boulez, Xenakis, Boucourechliev, pour n’en citer que quelques-uns. Sa disparition en 2004 a laissé un vide pour tous ceux qui souhaiteraient apprendre et assimiler, par un travail approfondi et rigoureux, les répertoires nouveaux. Une trace indélébile demeure chez ceux qui ont pu partager avec lui sa vie passionnante, non seulement du point de vue musical mais aussi  du point de vue humain. Un humaniste, « l’exemple absolu de l’interprète au service de la musique, du musicien-homme, du don de soi, de l’intelligence sensible. Quelque chose de tout à fait unique. Un modèle » [1]

Nous aborderons maintenant une partie de sa jeunesse et ensuite sur les dix premières années d’après guerre, signalant quelques dates déterminantes pour CH: 1944 et 1947, années de prise de position et de prise de décisions. 1944 encore, l’année où il rencontre sa femme, sa complice, Mireille Helffer[2] avec qui, dès cette période, il fera de sa vie un vrai contrepoint avec son époque, s’engageant dans ses choix de façon ardente et avec conviction. Enfin1954: sa carrière est  maintenant entamée et sa soif de découverte d’un nouveau répertoire s’exprime à travers son engagement pour  le défendre  aux côtés des répertoires traditionnels.

La jeunesse de Claude Helffer

Claude Helffer, fils unique d’une famille bourgeoise du XVIe arrondissement de Paris a été bercé par la musique dès son enfance. Sa mère étant une violoniste amateur de grand niveau, répétitions et réunions pour faire de la  musique de chambre résonnaient fréquemment dans la maison.

Robert Casadesus (1899-1972), anciennement camarade de classe de Mme Helffer au conservatoire lui avait promis que si elle avait un garçon il lui donnerait des cours de piano. CH atteignit ses 5 ans, la promesse fut tenue et Casadesus l’envoya d’abord chez sa tante Rosette, qui vivait chez lui. Ceci lui permit de surveiller les cours du jeune Claude jusqu’à ses 11 ans, âge auquel il le prit comme élève toutes les 3 semaines ou 1 fois par mois, tout en gardant sa tante Rosette comme répétitrice. En même temps, petit à petit, le jeune Claude tenait le rôle de pianiste lors des séances de musique de chambre chez ses parents, ce qui lui permit d’apprendre à  déchiffrer de façon fluide et aussi d’aborder beaucoup de répertoire, surtout classique.

Mais rien ne laissait présager qu’il choisirait la voie musicale en professionnel. Son père était un ancien militaire de carrière, passé à l’industrie. Pour lui la formation de son fils devait être classique et de haut niveau. Pour qu’il puisse faire du piano en même temps que ses études CH a été inscrit à un cours privé, le cours Hattemer. Il obtient son baccalauréat en juillet 1939. La guerre éclate, les événements s’enchaînent. CH réussit en 1942 le concours d’entrée à Polytechnique.

Comme il le signale lui-même : « mes grandes périodes de lecture ont commencé pendant la guerre […]  j’ai pris goût au cinéma pendant la guerre » [3]. C’est une période de découvertes pour le jeune Helffer, issu d’une famille où du côté de sa mère on l’incite à connaître et à pratiquer la musique et où du côté de son père on le pousse aussi à faire des études générales et des lectures liées à la science. Ses intérêts sont centrés sur  la musique, l’histoire et la géographie. Il est fort en mathématiques. Il subit l’occupation sans idées claires qui puissent l’aider à se situer politiquement ou religieusement. Sa  famille est catholique et, malgré des idées de droite, opposée à l’occupation.

Dans ses souvenirs de cette période, CH regrette de ne pas avoir été interpellé par les événements graves de l’époque: « Que faisais-je au moment de la rafle du Vel d’Hiv’? Je préparais Polytechnique, j’étais entre l’écrit et l’oral et ce moment abominable m’a laissé indifférent. C’est tout de même grave quand on s’aperçoit a posteriori que l’on était à côté de la plaque » [4].

1944 et 1947, années décisives. Premières prises de position

Face à l’impossibilité d’intégrer Polytechnique à cause de la menace allemande, il se retrouve envoyé aux Chantiers de jeunesse créés en 1940 par le gouvernement de Vichy. En 1943 CH tombe malade, ce qui lui vaut un congé d’un an. Pour poursuivre sa convalescence, sa mère et lui s’installent à Villard-de-Lans, dans le Vercors, à 30 km de Grenoble; il s’ inscrit en cours de Droit et d’Histoire à Grenoble et suit pendant cette période les cours d’économie politique de Jean-Marcel Jeanneney, qui font référence à un certain  Karl Marx dont il n’avait jamais entendu parler. De cette époque datent aussi les  rencontres régulières avec un groupe d’étudiants pour partager des cours de droit, d’économie et des séances d’écoute de musique. Ainsi s’établit un cercle de camarades et d’amis parmi lesquels les plus proches sont Georges Berthoin et Hélène Durand a qui est dédiée une courte composition de CH « Toujours courir…pour quoi? », datée de mars 1944 et jouée en première mondiale au Festival Musica de Strasbourg édition 2011 par le pianiste Nicolas Hodges [5].

1944 est aussi l’année où CH a rejoint la Résistance pour participer à diverses opérations et,  postérieurement,  à la libération de la ville de Lyon. « C’est alors que j’ai commencé à penser entrer dans la Résistance […] je me souviens très exactement que c’est en rentrant de Cavaillon, en janvier 1944, dans le train entre Valence et Grenoble, que je me suis dit: je m’inscris dans la Résistance » [6] .

Après la Libération CH peut rentrer à Paris et reprendre ses études. Fin 1944, CH se retrouve interne à Polytechnique, et devient délégué des Jeunesses musicales pour son École. Il rencontre Mireille de Nervo, déléguée des Jeunesses Musicales du Lycée Molière. Remarquons que cette rencontre se produit l’année de la fin de la guerre, l’année du début de l’après-guerre. A partir de cette époque, ils assisteront ensemble à toutes sortes de concerts, expositions, colloques. Leur complicité est profonde, ils décident d’unir leurs vies. Leur mariage civil a lieu le 3 juin 1946 et leur mariage religieux est célébré le 5 juin.

CH décrit ces années d’immédiate après-guerre comme des années d’une « boulimie de connaissances et de concerts » [7].  MH les décrit aujourd’hui comme « des années d’une grande soif de découvertes et d’une ébullition intellectuelle »[8].

Ce sont des années d’études, de formation, de découvertes. Pendant cette période CH n’a pas encore une grande activité musicale publique. En fin d’études il n’est pas tenté par les postes qui s’offrent à la sortie de Polytechnique; il pense prendre la voie diplomatique en passant ou en préparant les concours d’entrée à l’ENA ou à Sciences-Po. Dans l’attente, il intègre une banque pour gagner sa vie.

Arrivent la crise de 1947 et les grandes grèves qui lui laissent du temps à consacrer au piano. C’est le moment où il prendra conscience de la place que tient la musique dans sa vie.

« Dans le train, endroit où je prends mes grandes décisions […] j’ai décidé de ma vie entière » [9]

Conscient de son amour pour la musique CH recontacte Casadesus, son professeur d’enfance, qui lui donne rdv pour le 14 juillet 1947 au Conservatoire Américain à Fontainebleau. En rentrant par le train, après la séance de travail avec Casadesus, assuré de pouvoir compter sur l’appui de sa femme et la bienveillance de ses parents, CH prend la décision de se consacrer à la musique. Le lendemain il renonce à son poste à la banque pour préparer son premier récital. Dès janvier 1948 CH fait ses débuts publics avec le 4e Concerto de Beethoven dirigé par le chef Gaston Poulet et, en avril 1948, salle de l’ancien Conservatoire, il donne son premier récital avec au programme la 2eme Partita de Bach, l’Op. 110 de Beethoven, la Fantaisie de Schumann et 4 Préludes de Debussy [10].

Claude Helffer a donc décidé de s’engager dans une carrière musicale. Tout n’est pas facile, comme le reflète la lettre décourageante venue de Bernard Gavoty qui lui déconseille de dédier sa vie à la musique [11] .

CH se donne entièrement à la poursuite de sa voie. Les premières traces de ses démarches pour obtenir le poste de pianiste de la radiodiffusion française (poste obtenu par concours) se trouvent dans les lettres qui lui sont adressées, datées du 30/12/1947 et du 14/05/1948. Les deux lettres, signées respectivement par le chef de contrôle des auditions et par le chef de contrôle artistique des émissions lui signifient sa participation comme candidat aux auditions [12]. CH  contacte aussi les Jeunesses Musicales comme le confirme la réponse à sa lettre qui demandait un rdv avec René Nicoly (1907-1971), fondateur des Jeunesses musicales de France (JMF) [13]. D’autre part, Gabriel Dussurget (1904-1996) prendra en charge sa promotion. Par la lettre signée datée du 7/4/1948 [14] signe son engagement chez l’impresario Lambert [Dussurget-Lambert].

Il cherche aussi à continuer d’approfondir sa formation pianistique. Une note signée Marguerite Long (1864-1966) [15], datée du 12/09/1948 lui propose de l’entendre. Il suivra les cours de Marguerite Long les premiers mardi de chaque mois à partir de 1950 [16] .

Et commencent les concerts: Du 5/07/1948 la lettre signée Jean Prodromidès (1927) [17] fait référence à un concerto et à un enregistrement. Une lettre datée du 14/5/1948 signée « Bailly » [18],  signale un engagement pour donner un concert; dans une deuxième datée du 6/05/1948 figure le programme arrêté pour le concert du 9/06/1948: Beethoven Sonate Op 110, Chopin Ballade N° 3 et deux ou trois Études, Debussy quatre Préludes, Ravel Sonatine [19].

Une vie engagée, la « boulimie culturelle », les débuts.

Le 3 mars 2012, lors d’une rencontre avec MH[20], et en discutant à propos des années qui ont suivi la guerre (et qui coïncident avec la période où ils se sont rencontrés, en 1944 et ensuite mariés, en 1946) elle soulignait : « Nous étions sérieux devant la vie. Nous ne rigolions pas. C’était grave, on était responsables ».

En 1948 CH rejoint avec sa femme le mouvement Vie Nouvelle [21] , pierre fondamentale dans ses prises de positions philosophiques, ce qui marquera les premières années du jeune couple. Lors de l’entretien MH signale : « son esprit engagé, son sens d’une hiérarchie des choses de la vie sont nés ici […] il s’agissait de tout tenir debout: la vie religieuse, la vie personnelle, la vie professionnelle, la vie sociale, la vie politique, une hygiène de vie à toute épreuve […] la Vie Nouvelle nous poussait à vivre un engagement chrétien dans la cité ». Le nom associé aux souvenirs de MH est celui du philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur de la revue Esprit, à l’origine du courant personnaliste, qui postule: « Une théorie de l’action n’est donc pas un appendice au personnalisme, elle y occupe une place centrale […]  Que demandons-nous à l’action ? De modifier la réalité extérieure, de nous former, de nous rapprocher des hommes, ou d’enrichir notre univers des valeurs. Pour être exact, nous demandons à toute action de répondre plus ou moins à ces quatre exigences, car tout l’homme en nous se penche pour boire à chacun de nos actes […] » [22] .

Parmi les actions que les Helffer mènent en accord avec leur volonté de partage et d’ouverture aux autres, ils décident de loger des gens chez eux. Selon les souvenirs de MH, en 1949 ou 1950 un jeune couple appartenant au mouvement Vie Nouvelle s’installe dans leur appartement pendant deux années. Plus tard une photo d’elle et de son mari, en train de donner les clefs de leur appartement à des gens sans logement, a paru dans la revue Vie catholique. Les décennies suivantes, toutes sortes de gens ont été accueillies par les Helffer, que ce soient des musiciens ou des rescapés de persécutions politiques diverses.

Les Helffer  ne se limitent pas à  loger des gens chez eux. Profondément attachés aux valeurs d’ouverture et de partage de cette mouvance personnaliste,  ils manifestent leurs convictions et leur engagement dans ce courant en faisant de leurs vies une remise en question permanente. Dans cette perspective, leurs enfants rejoignent l’école publique plutôt qu’une école privée ce qui fait couler bien des larmes à la mère de CH.

En rapport avec la « boulimie » culturelle de la fin des années 40,  on peut dresser une partie de la longue liste des conférences auxquelles CH assiste avec sa femme: celles données à la Sorbonne par Nadia Boulanger (1887-1979), une série consacrée à Marx à la Sorbonne,  au Collège Philosophique les conférences de Jean Wahl (1888-1974) ou d’Emmanuel Levinas (1906-1995), d’autres encore sur l’économie politique, la musique avec René Leibowitz (1913-1972) ou la théologie avec Marie-Madeleine Davy (1903-1999). Ils ne sont pas en reste dans le domaine de la peinture où ils découvrent des expositions de Picasso, Matisse, Poliakoff et tant d’autres, ainsi que les cours de Bernard Dorival (1914-2003) sur la peinture actuelle; leur avidité s’étend également au théâtre et à la lecture. Et en musique, en 1946 ou 1947, ils assistent à la quasi intégrale de l’œuvre de Stravinsky donnée par l’Orchestre national au Théâtre des Champs Elysées avec Manuel Rosenthal (1904-2003) comme chef. Ils suivent avec avidité concerts et répétitions d’œuvres d’Alban  Berg sous la baguette de Roger Désormière (1898-1963) aussi bien que Wozzeck dirigé par Jascha Horenstein (1898-1973), Déserts d’Edgard Varese (1883-1965) en décembre 1954, jour où il rencontre  pour la première fois Hermann Scherchen (1891-1966). Ils sont assidus aux concerts de la Société des concerts du Conservatoire, dirigés par Charles Munch (1891-1968). Ils écoutent les Quatuors de Bartok, la série de  L’œuvre du 20ème siècle  en 1952, les Petites liturgies de Messiaen. CH se rappelle aussi avoir entendu le Concerto pour 9 instruments Op. 24 de Webern chez Leibowitz.

Rencontres et lieux de musique

René Leibowitz (1913-1972)

C’est grâce à sa femme, inscrite aux cours d’histoire de la Musique en Sorbonne que CH rencontre Michel Philippot (1925-1996) qui, à son tour, le présente à son professeur René Leibowitz.

La rencontre avec Leibowitz, suite à l’invitation faite par Philippot pour qu’il vienne jouer devant son professeur  sa première Sonate, s’avère capitale [23]. Elle ouvre une porte unique à CH, qui des lors commence à être reconnu comme « le » pianiste qui connaît l’École de Vienne. CH prend des cours de contrepoint et d’harmonie avec Leibowitz, découvrant la seconde École de Vienne à travers les partitions de Schoenberg et de Berg que Leibowitz lui prête. Avant leur rencontre CH s’intéressait déjà à découvrir ce répertoire, et avait trouvé la partition de la Suite Op 25 de Schoenberg sur les quais à Paris. « Je ne savais pas grande chose sur René sauf qu’il connaissait très bien ces compositeurs viennois dont on parlait si peu à l’époque […] René Leibowitz me demanda s’il pouvait m’aider, à quoi je répondis avec sincérité: « certainement, car je ne sais rien, n’ayant fait ni harmonie, ni contrepoint, ni fugue » »[24]. Selon les souvenirs de CH , « Leibowitz était très lié au mouvement existentialiste et publiait parfois dans les Temps Modernes des articles qu’il faut bien qualifier de sectaires. Peut-être était-ce nécessaire pour faire évoluer le goût musical. Des jugements très durs et catégoriques étaient formulés sur Tchaïkovsky et Sibelius, et, plus près de nous, sur le Bartok « folklorique », sur le Stravinsky néo-classique. Au contraire de ses articles, sa conversation était beaucoup plus nuancée et il ne semblait pas m’en vouloir de toujours aimer le dernier Fauré. »[25] En lisant ces propos de CH, nous pouvons penser que Leibowitz a aidé à accentuer ces traits de caractère propres à Helffer, qui s’est montré toujours un musicien particulièrement aimant (et militant) des musiques sans « neos » sa vie durant.

« C’est lui qui a fait découvrir à ma génération, au lendemain de la guerre, des horizons absolument insoupçonnés, des « inouïs » au sens propre du terme » [26].

Dans la lettre datée du 14/8/1948 [27], Michel Philippot mentionne la recherche des partitions pour piano de Schoenberg et de la Sonate d’Alban Berg; dans une autre lettre il fait référence à la durée de la même Sonate (jouée par CH le 7/11/1948) ainsi qu’à la possibilité de copier la partition de cette Sonate depuis la partition de Leibowitz.

Diverses lettres signées René Leibowitz, datées du 07/06/1950 (peut-être de 1949), du 13/03/1950, du 13/05/1950, du 14/09/1950 parlent de projets d’émissions radio avec au programme le dernier Concerto de Mozart et  la Musique d’accompagnement pour un film imaginaire de Schoenberg, ainsi que d’autres  projets avec des œuvres de compositeurs de la 2de école de Vienne. La lettre du 13/05/(1949?), mentionne le Pierrot Lunaire de Schoenberg, donné à la salle de Géographie de la Sorbonne en juin 1949 [28]  avec la chanteuse Gabrielle Dumaine. Au même programme figurent aussi: Trois Poèmes de Mallarmé de Ravel et Trois poèmes de la lyrique japonaise de Stravinsky. Lors de ce concert faisaient partie du public Pierre Boulez et Pierre Souvtchinsky (1892-1985).

«  Le concert [Pierrot Lunaire de Schoenberg] fut repris l’hiver suivant [29], cette fois-là avec la nouvelle épouse de René, Helen Adler […]; à la fin du concert, Boulez est venu me féliciter: ainsi ai-je fait sa connaissance. Ce travail sur le Pierrot se termina par un enregistrement pour une petite compagnie américaine, Rampal était à la flûte […] Plus tard, quand Boulez a fondé le Domaine Musical, il s’est rappelé m’avoir entendu [dans le Pierrot Lunaire de Schoenberg avec René Leibowitz comme chef, en 1949 et 1950 ou 51] et a fait appel à moi. C’est ainsi que je suis rentré dans cette mouvance » [30]

« […] j’ai ainsi joué avec lui [avec Leibowitz] Salle Erard le K.595 de Mozart, tenu la partie de piano de l’Op.34 de Schoenberg, exécuté aussi un Concerto de Leopold Spinner ensuite avec l’Orchestre radio-symphonique, l’ancêtre du Philharmonique actuel.[…] [à] la Salle Erard, le dimanche de Pentecôte de 1952 […] j’ai joué pour la première fois le Concerto pour piano de Schoenberg [31]. Le lendemain matin on en faisait un disque à la salle de l’ancien Conservatoire pour une compagnie américaine et l’enregistrement fut diffusé en France par les disques Contrepoint . » [32]

CH a appris plus tard que R Leibowitz lui avait dédié une pièce: « ce n’est qu’après sa mort que, feuilletant ses œuvres pour piano, je découvris que la troisième de ses Pièces pour Piano Op.19 m’était dédiée. Quelle discrétion pour un compositeur! Ce sont ces Pièces pour Piano que j’ai donc jouées dans un concert à la mémoire de René Leibowitz au Festival d’Angers en 1984 » [33].

Le duo avec Roger Albin (1920-2001)

Dans cette période Claude Helffer construit ses programmes intégrant toutes les périodes de la musique et en aidant à la découverte d’œuvres peu jouées, inconnues ou parfois méconnues; dès son deuxième récital il inscrit la Sonate de Berg et les Variations de Webern (7/11/1948). Cette caractéristique est aussi présente dans le choix du répertoire pour son duo avec Roger Albin. « Cette rencontre a été capitale, autant que celle de René Leibowitz » [34] .

Par l’intermédiaire de Gabriel Dussurget il rencontre le violoncelliste Roger Albin. Dans le duo, constitué  à partir de 1950, piano et  violoncelle tiennent un rôle à égalité; les programmes sont construits à deux et constitués fondamentalement de sonates (rare à l’époque) jouées par cœur (rare aussi) et incorporant les différentes périodes de la musique, jusqu’aux contemporains. CH est exigeant dans ses choix, que ce soit pour défendre des programmes pas toujours du goût de la majorité, ou bien de par la rigueur intellectuelle et technique qu’ils demandent. C’est avec Albin, qui vit chez les Helffer pendant au moins deux années, que CH apprend aussi une certaine méthodologie pour le travail.  Le duo pratique chaque jour et, comme le montre la liste non exhaustive des concerts détaillée ci-dessous, ils se produisent beaucoup en concert.

Autres lieux et rencontres.

N’ayant pas suivi des cours au conservatoire et n’étant pas lié à cette institution de façon officielle, CH était souvent mis à contribution dans d’autres cadres. Une entreprise particulièrement importante à laquelle il  participe est Le Club d’essai, rue de l’Université, qui met en concurrence des œuvres de jeunes compositeurs pour éventuellement les programmer à la radio. Ce « club »,  placé sous la direction du poète Jean Tardieu (1903-1995) et lié à la Tribune des jeunes compositeurs avec Pierre Capdevielle (1906-1969) [35], donne la possibilité à CH de découvrir plusieurs œuvres nouvelles. Dès ses débuts de carrière, en automne 1948, CH accepte et doit défendre dans cette « tribune » deux pièces du compositeur et chef d’orchestre Hollandais Alphonse Stallaert. Nous voyons par la suite dans son calendrier d’engagements 1951-52 que le Club d’essai figurait régulièrement dans son agenda. C’est dans cet espace qu’il découvre, par exemple, la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartok.

Dans le cercle de jeunes compositeurs formé autour de Nadia Boulanger à la Sorbonne, CH peut participer à des concerts, généralement à deux pianos avec la pianiste Yvette Grimaud. Et chez Marguerite Long on le demande pour jouer des œuvres de jeunes compositeurs.

C’est dans ce cercle d’activités musicales qu’il aborde des Mélodies de Betsy Jolas [36].

Désignées par CH comme à l’origine de plusieurs engagements, les Jeunesses Musicales de France ont aussi été une voie de promotion  lui permettant petit à petit d’intégrer dans ses programmes de concert et de présentation des œuvres de toutes les époques. La liste des villes visitées en 1954 (détaillée ci-dessous) en tournée JMF avec Roger Albin témoigne de l’importance de cet organisme dans la vie musicale de CH [37].

Promotion, répertoire, l’avenir.

Dorénavant c’est le bureau des concerts Marcel de Valmalète qui représente CH;  sur le feuillet de présentation sont imprimées des critiques associées aux concerts doonés par CH datant de 1948 et jusqu’à 1952. Il s’agirait par conséquence d’un feuillet de 1953 ou 1954. Les critiques sont issues de divers journaux ou revues. De 1948 ils retiennent les critiques parisiennes de: Opéra, Cette semaine, Paris-Presse, une signée B. Gavoty. De 1949, une signée Pierre Leroi. D’autres villes: une de Besançon, janvier 1949, deux des Pays Bas. 1950, une de Rouen. 1952, une de Le Lorrain de Sarrebourg. Il s’agit d’une sélection de critiques parues à l’époque, qui souligne les qualités musicales et techniques de CH [38].

A propos de répertoire, CH indique: « Pour moi il n’y avait évidement pas de rupture entre le répertoire classique et le répertoire contemporain »[39] . Sans oublier que lors de son deuxième récital, à la Galerie Jean Bart, CH a joué la Sonate d’Alban Berg, les Variations Op. 27 de Webern et la Sonate de Philippot, nous revenons aux présentations promotionnelles faites à son sujet: pour ce qui est des concertos joués par CH et proposés sur le feuillet du bureau Valmalète: Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms, Ravel, Schoenberg, Honegger. Toutes les époques sont présentes.  En mars 1954 la brochure qui présente le duo Roger Albin – Claude Helffer venant du même bureau de concerts propose un répertoire qui va du 18ème siècle aux contemporains, en passant par l’intégrale de Brahms avec un accent marqué sur les sonates (de diverses périodes) pour Violoncelle et piano. A cette époque le duo enregistre deux disques: l’un pour le Club français du disque avec la Sonate de Debussy et la 2e Sonate de Fauré, l’autre pour Telefunken avec la Sonate de Schobert et la 2e Sonate de Mendelssohn [40].

La carrière de CH est lancée, l’ouverture aux nouveaux répertoires bien définie. Arrive 1954, les Helffer ont 4 enfants et commence l’aventure du Domaine Musical, où CH aura un rôle très important comme pianiste.

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Cet article évoque les premières années de la carrière de CH, ses premières prises de position, les années décisives de 1944 et de 1947, les premières découvertes et contacts marquants. Il retrace les principes que lui et sa femme ont embrassés jeunes mariés, pour ensuite construire leur vie en contrepoint harmonieux et engagé avec ces principes. La carrière musicale de CH a pris son essor à partir des années 60 et c’est à partir de la fin des années 60 que CH commence à tout noter: La boulimie de connaissances, le désir de partage et la faim de découvertes ne se sont pas arrêtées sur ces années d’après guerre.

Dans cet esprit, CH ne s’est pas limité à être l’interprète de prédilection de nombre de compositeurs actifs après la guerre. Marqué et stimulé par les événements de son temps, il est devenu de plus en plus un vrai militant de son époque, évoluant avec elle. Ainsi, les cours proposés par lui à Villecroze, Salzbourg, Orford, Acanthes et nombre d’autres ainsi que Les classiques du XXe [41] , ont été suivis par plus de trois générations de pianistes. Publiés de son vivant, nous avons à disposition  Quinze Analyses musicales , de Bach à Manoury, ed. Contrechamps, 2000 ainsi que bon nombre d’articles signés CH. Enfin, deux ouvrages portant sur son parcours font le récit de sa vie: les Entretiens avec Claude Helffer de Philipe Albera, ed. Contrechamps, 1995 et La musique sur le bout des doigts, entretiens avec Bruno Serrou, ed. Michel de Maule, 2005.

Répondant au souhait exprimé par son mari, ses partitions et autres documents personnels ont été déposés à la Médiathèque Mahler de Paris, constituant le Fonds Claude Helffer.

Outre le Fonds CH, existent 25 Cahiers d’analyse, manuscrits, laissés par CH et qui ont été déposés entre les mains qu’il avait choisies et expressément désignées, celles d’Hubert Guillard [42] . En accord avec MH et Hubert Guillard j’ai procédé à l’inventaire de ces documents. Ainsi j’ai numéroté, établi un résumé du contenu et scanné ces 25 Cahiers d’analyse dans leur totalité. A l’avenir les originaux devraient rejoindre le Fonds CH.

Enfin, aujourd’hui MH vient de finir de dicter à l’auteur de cet article une sélection des 9 Carnets personnels laissés par CH [43].

Les 25 Cahiers d’analyse et les 9 Carnets personnels de CH couvrent la période de maturité de sa vie, allant de la fin des années 1960 à 2004, quelques semaines avant son décès.  Ces documents inédits reflètent ses réflexions à partir de 1960, période où sa vie musicale prendra l’élan qui nous permet aujourd’hui de le considérer comme l’un des pianistes phare de la musique de la seconde moitié du XXe siècle. Mireille Helffer nous permet d’avoir ces matériaux à disposition « pour que rien ne se perde », comme son mari le souhaitait.

Maria-Paz Santibanez

Pianiste

(NOTE: cet article a été révisé par Mme Helffer et corrigé par mes chers amis Bertrand Peguillan et Lydia Slomka)

 


[1]    Termes employés par Philippe Albéra dans la lettre qu’il envoya à Mireille Helffer lors du décès de son mari et qu’elle m’a communiqués par mél le 27 septembre 2011.

[2]    Rappelons que Mireille Helffer, désormais MH, est Ethnomusicologue, spécialiste de la Musique Tibétaine, Directeur de recherche honoraire au CNRS

[3]    Bruno Serrou, Claude Helffer, la musique sur le bout des doigts, Michel de Maule/INA, 2005, p. 24

[4]    Bruno Serrou, ibid, p. 90

[5]    Dans la programmation du  Hélène Durand avait conservé le manuscrit dont elle a donné une copie à M. Marc Dondey qui a présenté la pièce au Festival Musica. L’original est maintenant conservé par la famille Helffer. Suite à la récente découverte de cette partition, MH a retrouvé quelques lettres d’Hélène Durand: dans l’une d’entre elles datée du 8 juillet 1947 elle félicite CH et sa femme pour la naissance de leur fille aînée, Laure-Hélène (Hélène à cause de Hélène Durand), née le 1er juillet. Un peu plus tard, le 2 septembre 1947 elle lui donne des encouragements pour sa décision concernant la musique. Le contact a été rompu depuis.

[6]    Philippe Albera,  Entretiens avec Claude Helffer, Contrechamps, 1995 p .23

[7]    Bruno Serrou, ibid, p.67

[8]    Termes employés par MH lors de l’entretien que l’auteur de cet article a eu avec elle le 3 mars 2012

[9]    Bruno Serrou, Claude Helffer, la musique sur le bout des doigts, Michel de Maule/INA, 2005, p.70

[10]  Dans le Fonds Claude Helffer à la Médiathèque Mahler de Paris (Fonds CH), nous trouvons deux notes de Robert Casadesus adressées à CH: l’une datée du 14/11/1946, l’autre du 5/07/1947. Elles confirment des rdv de travail. Deux lettres sans date signées Gaston Poulet se retrouvent dans ce fonds d’archives. La première mentionne le 4e concerto de Beethoven à donner le 28 janvier 1948, la deuxième félicite CH pour son  « succès ».  Fonds CH, Divers correspondants à CH,  vol 1

[11]  lettre du 23/06/1947 Fonds CH, Classeur « Divers correspondants à CH »,  vol 2. Nous trouvons d’autres lettres ultérieures signées Gavoty avec des félicitations pour des concerts, ainsi que des critiques favorables à son activité de pianiste, Fonds CH, ibid

[12]  Fonds CH, classeur « Documents personnels de CH », pochette « contrats d’enregistrements ».

[13]  réponse signée par M Berard, datée du 25/07/1947, Fonds CH, Classeur « Divers correspondants à CH »,  vol 1

[14]  Fonds CH, , ibid

[15]  Fonds CH, ibid, vol 2

[16]  C’est en suivant les cours chez Marguerite Long qu’il complètera quelques vides dans sa formation de pianiste, apprenant certaines pratiques utiles au métier telles l’organisation du travail en commençant par de la technique. C’est aussi chez elle qu’il rencontrera Pierre Barbizet (1922-1990), son grand ami et collègue.

[17]  Fonds CH, ibid, vol 3

[18]  Précision donnée par MH: Il s’agit d’un camarade de promotion de Polytechnique qui a organisé un concert dans le nord de la France à Billy-Montigny

[19]  Fonds CH, Classeur « Divers correspondants à CH »,  vol 1

[20]  L’entretien signalé auparavant

[21]  Information des archives nationales disponible sur http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/camt/fr/inventaires2000/60as.html)

[23]  Dans la lettre du 24/06/1978 Philippot se rappelle qu’il y a trente ans CH a joué sa première Sonate devant Leibowitz. Fonds CH ibid.

[24]  Claude Helffer, « Evocation de René Leibowitz »,  Revue Intemporel, juillet-septembre 1992, p. 2 et 3

[25]  Claude Helffer,  ibid

[26]  « Hommage à René Leibowitz »,  Musique de tous les temps, février-mars 1973, N° 11, p. 19

[27]  Fonds CH, Classeur « Divers correspondants à CH »,  vol 3

[28]  Fonds CH, Classeur « Divers correspondants à CH »,  vol 2. Dans son article Évocation de Leibowitz citée ci-dessus, la date donnée par CH à propos du Pierrot Lunaire à la salle de Géographie est de 1950

[29]  Dans les entretiens de Philipe Albèra, p 31,  la date serait de 1950 ou 1951

[30]  Claude Helffer, La lettre du musicien, mars 1997, p 32 (Propos recueillis par Jacques Bonnaure)

[31]  La date donnée par CH sur le livre d’entretiens avec P. Albèra est le 1er juin 1952

[32]  Claude Helffer, « Evocation de René Leibowitz »,  Revue intemporel, juillet-septembre 1992, p. 2 et 3

[33]  Claude Helffer,  ibid

[34]  Bruno Serrou, Claude Helffer, la musique sur le bout des doigts, Ed Michel de Maule/INA, 2005, p. 76

[35]  Nommé en 1944 directeur des émissions de musique de chambre à la radio

[36]  Les lettres signées Betsy Jolas  , datées du 16 et du 17/05/1950 font mention d’un concert avec les Mélodies de Jolas pour le 16/06/1950 à la Société Nationale. Dans ces lettres il est question que CH se mette en rapport avec la chanteuse, Noémie Pérugia (1903-1992).

[37]  Peut être aux débuts de ce qui constituera plus tard son dévouement pour donner aux musiciens et au public des vrais cours d’analyse pour l’interprétation , minutieux et bien illustrés, lors d’un concert pour les JMF en 1955  il doit présenter les œuvres au public. Il est question d’une Partita de Bach, de l’Op 109 de Beethoven, des Papillons de Schumann, de la 2e Sonate de Prokofiev.. Fonds CH, Classeur « Articles sur CH/Interviews », pochette « 1955, présentation JMF »

[38]  Fonds CH, Classeur « Documents Personnels de CH »,  pochette « Documents de promotion »

[39]  Claude Helffer, La lettre du musicien, mars 1997, p. 32 (Propos recueillis par Jacques Bonnaure)

[40]  Fonds CH, ibid

[41]  Cours qui ont eu lieu à son domicile le premier mardi de chaque mois depuis 1979 et jusqu’à sa mort. L’axe du répertoire abordé lors de ces cours était fondé sur les compositeurs du XXe siècle, l’Ecole de Vienne et un compositeur classique-romantique choisi chaque année.

[42]  Pianiste et professeur de piano au CNR d’Aubervilliers et au Pôle Supérieur 93 de Paris, Ile-de-France

[43]  MH a décidé de partager cette trace écrite, surtout les passages qui concernent la vie musicale de son mari, tout en éliminant les considérations d’ordre personnel ou des jugements portés sur des personnes encore vivantes. Elle conserve les originaux.